Justice : d’un service public à un bien public

La justice française face aux enjeux contemporains




La justice pratiquée dans les pays démocratiques se résume-t-elle à ce constat : le système actuellement marche de façon correcte pour les avocats et les juges, mais les gens ordinaires sont maintenus en-dehors du procès ? Telle est la question que se pose Antoine Garapon, magistrat et secrétaire général de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice (IHEJ), à Ecole Nationale de la Magistrature, Paris (France). Selon lui, le recours au juge est devenu un bien de consommation courante et les salles d’audience des tribunaux se sont transformées en des lieux de contestation du pouvoir. Le tout engendre un "marché du droit". Le procès, tant civil que pénal, est, dans ces cas-là, non plus l’instrument du pouvoir mais celui de sa contestation. La justice n’est plus uniquement un bien distribué mais aussi le principe de distribution des biens. Deux fonctions bien distinctes de la justice se profilent : l’apaisement des conflits privés et le contrôle par le droit de la vie collective (ce que les Anglo-Saxons appellent "judicial review"). Cette fonction politique pose problème dans toutes les réflexions françaises contemporaines sur la justice. Même les plus progressistes ne parviennent pas à comprendre que la justice est devenue la nouvelle scène de la démocratie où sont exprimées des attentes, des revendications formulées, des inquiétudes mises en scène. Ce nouveau rôle politique est difficile à concevoir en France, tant la conception du juste y est liée à une institution et à celle de la justice de l’Etat. La seule légitimité politique est la représentation absolue du souverain, ainsi nommée parce qu’elle n’en supporte aucune autre. Ce qui a eu pour effet de dénier tout rôle à la société civile et d’empêcher d’institutionnaliser la fonction arbitrale. Or, il faut penser la justice dans le face-à-face, à partir d’un citoyen adulte, dans la combinaison des intérêts, dans l’arbitrage par un tiers. La désinstitutionnalisation de l’idée contemporaine de justice est à comprendre comme un retour de balancier entre les deux approches du juste comme procédure ou comme vertu. Tant que le recours à la justice était sociologiquement rare, en restant le privilège d’une certaine partie de la population politiquement marginale, la justice se permettait d’ignorer l’économie. Ce n’est plus possible aujourd’hui où un besoin de justice quasi infini se heurte aux ressources de plus en plus finies de l’Etat-providence. Les ressources de la justice sont limitées. De ce postulat découle toute une série de questions inédites dans le débat actuel sur la justice. La rationalisation budgétaire des moyens de la justice n’est pas critiquable en soi, à condition qu’il s’agisse non d’un rationnement mais d’une véritable économie politique. Car derrière la crise financière de l’Etat, se cache une crise de légitimité du politique. Les citoyens exigent désormais de leurs dirigeants qu’ils s’intéressent un peu plus à la demande des justiciables jusqu’ici négligés. Ils ne réclament pas uniquement un meilleur service public : ils désirent aussi ne pas être dépossédés de ce qui les concerne. Cette demande massive des citoyens est à la fois une exigence de qualité et une volonté de rester maîtres de leurs conflits. Relever le défi majeur de l’accès à la justice ne consiste donc pas seulement à rendre l’administration de la justice plus performante mais aussi à imaginer d’autres moyens d’aboutir au même résultat par des voies plus économiques et plus respectueuses de leur dignité. Double approche - procédurale ou directe- du juste, double fonction -politique et administrative - de la justice, nécessité d’économiser la justice étatique, apparition d’un secteur informel de résolution des conflits : la question du juge migre d’un débat sur une réforme de l’institution vers les nouveaux rapports que doivent entretenir ces différentes voies de la justice. La concurrence envahit tout le domaine juridique : les procès par des instances de résolution alternative des conflits, le droit statutaire par un droit contractuel, le recours judiciaire par l’assurance, jusqu’aux juges eux-mêmes qui se trouvent en concurrence avec des arbitres privés ! N’y a-t-il pas d’autres manières de concevoir les rapports entre ces deux chemins pour arriver au juste ? A quelle condition la justice pourra-t-elle rester un bien public sans être pour autant exclusivement aux mains de l’Etat ? Le débat ainsi n’est pas entre le monopole de l’Etat sur la justice ou le renvoi au marché comme on le présente de manière caricaturale. L’aménagement d’une justice plus civique à l’ombre du droit est un enjeu politique nouveau, non pis-aller mais lieu d’une redynamisation de la démocratie. Au-delà de l’étatisation ou de la privatisation, la voie de la "procédura-lisation" propose un nouveau rapport entre l’Etat et la société civile. Mais, pour dialoguer, il faut être deux, et cette démocratie juridique a besoin d’une société civile mature, de citoyens debouts. La première tâche du droit consiste à habiliter la société civile en imaginant de nouvelles voies de représentation, à donner compétence au citoyen, à instituer de nouveaux acteurs collectifs civils. Ainsi, ce ne sont plus comme aujourd’hui des logiques bureaucratiques, technocratiques ou corporatistes qui doivent prévaloir mais une approche procédurale apte à représenter la division des intérêts en présence, à organiser les contradictions propres à toute société démocratique, et à les dépasser de manière pratique et juste.


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Mots-clés Accès à la justice - Avocat - Consommateur de justice - Démocratie - Droit - Droit étatique - Etat - Ethique - Institution - Justice - Magistrat - Marché du droit - Pouvoir judiciaire - Service public -

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