Chronique d’une justice sur les glaciers : l’expérience d’un juge canadien chez les Inuits




Le juge Dutil est président de la Cour itinérante du Québec. Depuis 10 ans, il rend la justice chez les communautés autochtones (Inuits, Innu, Naskapi et Cries). Sous législation canadienne, elles se situent à plus de 1 300 km au nord de Montréal. Cette configuration oblige les juges à s’y rendre eux-mêmes. Ils prennent l’avion, puis se déplacent grâce aux moto-neiges lorsque cela est possible de village en village, ou à défaut en hydravion. Rien n’est simple, chaque voyage doit être minutieusement pensé et préparé. Dans ces conditions, les juges ne peuvent rendre la justice au sein de ces communautés que 3 à 4 fois par an, la durée de ces "visites" n’excédant pas une semaine à chaque fois.

Le juge Dutil s’est très vite rendu compte au cours de ses missions que les peines classiques d’emprisonnement et de bannissement prévues par la législation canadienne ne remédiaient pas au fléau des récidives multiples de crimes et délits le plus souvent liés à l’usage de l’alcool et de drogues. En accord avec les Commissions et les Comités d’Enquête créés par l’Etat, il décida, en écho à la volonté des autochtones de participer aux sentences et convaincu qu’il en résulterait une responsabilisation des comportements, de les associer aux décisions de justice et plus particulièrement au choix de la peine encourue. La création d’un Comité, composé de membres élus au sein de la communauté, fut ainsi proposée aux Naskapi. Ce Comité aurait pour objectifs de proposer au juge des peines susceptibles d’être appliquées, de lui suggérer les améliorations nécessaires pour un meilleur fonctionnement de la justice, de soutenir l’accusé et l’aider à se réintégrer, ou encore de surveiller la bonne application de la peine. Le premier Comité de Justice fut créé en 1995 par les Naskapi, réintégrant la justice communautaire au coeur même de la justice canadienne. l’expérience a été développée dans les autres communautés, et les effets positifs ont dépassé les espérances. Cette pratique favorise un véritable dialogue entre les membres du Comité, les avocats de la défense et le procureur. Ils décident ensemble des propositions de peines qu’ils soumettront au juge. Au cours de l’audience, ce dernier s’adresse ainsi publiquement au Comité afin qu’il lui fasse part de ses convictions sur l’accusé et de la peine souhaitée. Dans la grande majorité des cas, la peine répondant aux attentes de chacun est acceptée. Lorsqu’elle est refusée, le juge explique alors publiquement les raisons de son refus.

Ces Comités ont ainsi permis l’apparition de ce que le juge Dutil appelle une "justice interactive". Les peines ainsi prononcées doivent par ailleurs avoir un sens pour l’accusé. Pour se faire, le juge prononce des peines toujours utiles aux communautés. Par exemple, des hommes coupables de violence conjugale ont dû faire 150 heures de travaux bénévoles pour la construction d’une maison devant servir à accueillir des femmes violentées. C’est ce que le juge nomme "la justice réparatrice". l’accusé, soumis à une sentence qu’il comprend et qu’il accepte, et non plus à une sentence qui l’humilie, répare plus facilement sa faute. Responsabilisé par cette sentence, il sera moins enclin à récidiver. Outre une diminution des récidives, on constate depuis 1995 une baisse de la criminalité de 20 à 50 % selon les communautés. La Police reçoit même des appels de personnes voulant savoir quelles peines elles risqueraient si elles venaient à commettre tel ou tel fait ! Enfin, les réintégrations prises en charge par les communautés sont plus que facilitées. Il est fréquent que le juge repousse des peines sur demande des Comités, le temps pour l’accusé de suivre, par exemple, une cure de désintoxication et de lui donner une chance de se racheter une conduite. Franchissant un pas supplémentaire dans la justice alternative, des "cercles de consultation" sont également organisés. Ces cercles relèvent d’une pratique de justice alternative qui s’éloigne encore plus, de par sa forme et son esprit, de celle des tribunaux étatiques. Le cercle regroupe le juge, l’accusé et son avocat, ses parents et ses amis, des aînés hommes ou femmes, un policier, le procureur, et occasionnellement la victime et une personne l’accompagnant. Cette pratique est très proche de la justice traditionnelle des communautés pour lesquelles le cercle est très important, les participants ayant plus que jamais le sentiment de s’exprimer selon leur philosophie, pour le bien de leur communauté. Les effets sont les mêmes que pour les audiences plus formelles. Dans ce cas de figure, un groupe de 3 à 4 personnes pourra se former, destiné à aider l’accusé après la tenue du cercle. Pour déterminer la tenue d’un cercle, le juge retient deux critères principaux : l’accusé est repentant, souhaite changer de vie, et la communauté est prête à s’occuper de lui. Au final, cette expérience témoigne d’une justice plus respectueuse des us et coutumes, en permettant aux communautés de se réapproprier le droit. Des améliorations sont néanmoins encore possibles, mais elles supposent des changements de mentalité encore loin d’être réalisés. Ainsi, le juge Dutil propose-t-il que les amendes minimales obligatoires soient elles aussi utiles en étant reversées aux organismes communautaires locaux, au lieu d’être affectées aux caisses du gouvernement canadien.


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Mots-clés Accès à la justice - Communauté - Culture - Délinquance - Justice alternative - Justice de proximité - Résolution des conflits -

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