La Kris : Tribunal des ROM




Dans une Ă©tude consacrĂ©e au mode de vie des Tziganes, voici un article rĂ©digĂ© par J.-P. LiĂ©geois sur leur mode de rĂ©solution des conflits, ici repris dans son intĂ©gralitĂ© : "La transgression des interdits, la non-obĂ©issance aux règles impliquent une procĂ©dure de concertation ou de justice. Si une faute a Ă©tĂ© commise par un Rom, il convient, pour garantir l’ordre social, qu’elle soit rĂ©parĂ©e. Si le fait n’est pas trop grave et n’implique pas une trop large fraction de la communautĂ©, une discussion (divano) permet de mettre les choses au point (par exemple, de pĂ©naliser d’une amende celui qui a rompu un accord pour un travail, de renvoyer près de son mari et de ses enfants une bori (belle-fille) qui, s’estimant maltraitĂ©e, est retournĂ©e chez ses parents, et d’admonester son beau-père si, effectivement, sa bori Ă©tait trop durement traitĂ©e). Le divano permet de rĂ©gler nombre de diffĂ©rends du quotidien, sans trop officialiser ni dramatiser leur existence, et sans avoir recours Ă  l’instance de justice. C’est aussi, en Ă©vitant de noyer celle-ci sous de nombreuses affaires, lui conserver son importance comme recours suprĂŞme et sans appel. L’instance de justice, la kris chez les Rom, est une institution fondamentale, et l’autoritĂ© par laquelle la communautĂ© tranche les litiges et règle la vie sociale. Si le litige ou la transgression de l’interdit est grave, la kris se rĂ©unit (la gravitĂ© provient gĂ©nĂ©ralement du fait que le dĂ©lit engage la communautĂ© et sa cohĂ©sion¤ : par exemple, rupture par l’une des parties du pacte Ă©tabli lors de la demande en mariage, transgression d’un interdit essentiel¤ : un Rom est accusĂ© d’avoir eu des relations sexuelles avec sa bori, un garçon sĂ©duit une fille et la situation n’est pas rĂ©gularisĂ©e par une alliance, etc.). Le plaignant ou les plaignants font savoir qu’ils souhaitent la rĂ©union d’une kris, et ils entrent en contact avec un Rom responsable, c’est-Ă -dire connu, ayant un certain âge, en gĂ©nĂ©ral une grosse famille, qui rĂ©ussit dans son travail, n’a jamais trompĂ© les Roms, est intelligent pour trouver des solutions et rĂ©putĂ© s’ĂŞtre dĂ©jĂ  bien comportĂ© dans une kris. Ils expriment leur souhait de lui confier leur affaire pour que justice soit faite. L’homme ainsi sollicitĂ©, s’il estime que l’affaire nĂ©cessite une kris, et si c’est aussi l’avis d’autres Rom, accepte la requĂŞte et se charge de prĂ©parer la rĂ©union, notamment en sollicitant la participation de quelques autres Rom respectables. Ni cris, ni violence Le jour fixĂ©, il y a foule, quelque fois en plein air, le plus souvent dans la maison d’un Rom si le lieu le permet, ou bien dans une salle louĂ©e. La kris est publique et chacun, homme, femme et enfant, peut y assister. Les femmes ne peuvent intervenir que si elles sont invitĂ©es Ă  le faire, parce qu’elles sont impliquĂ©es dans l’affaire, ou parce que leur tĂ©moignage est indispensable. Tout doit se dĂ©rouler dans le plus grand calme. Cris et paroles violentes sont prohibĂ©s et celui qui se comporte mal est dĂ©considĂ©rĂ©. Chacun peut dire ce qui lui plaĂ®t Ă  condition d’avoir Ă©tĂ© invitĂ© Ă  le faire par ceux qui mènent la kris, et Ă  la condition de le faire avec calme et prĂ©cision. Si le calme et la sĂ©rĂ©nitĂ© ne sont pas obtenus, la kris peut ĂŞtre reportĂ©e Ă  une date ultĂ©rieure, lorsque les esprits se seront calmĂ©s. [...] Le jugement rendu est dĂ©finitif Une kris est unique. Une seule affaire est traitĂ©e. Quand chacun a parlĂ©, a su faire apprĂ©cier une argumentation subtile dans une rĂ©thorique choisie, quand celui qui mène la kris et ceux qui l’assistent ont rĂ©uni tous les Ă©lĂ©ments souhaitables, le jugement est rendu. Il est sans appel, puisqu’il bĂ©nĂ©ficie de l’assentiment de la communautĂ© rassemblĂ©e, qui a explicitement donnĂ© sa confiance, au dĂ©but des dĂ©bats, Ă  celui ou ceux qui ont Ă©tĂ© sollicitĂ©s. La culpabilitĂ© est Ă©tablie, et la sanction indiquĂ©e. Mais la kris n’a pas le pouvoir de contraindre : c’est la communautĂ© dans son ensemble qui l’exerce, par l’acceptation du jugement et de la sanction. Les sanctions peuvent ĂŞtre de divers ordres. Les sanctions corporelles sont de moins en moins employĂ©es, remplacĂ©es par des sanctions de type Ă©conomique, les plus frĂ©quentes, sous forme d’amende (strafo) Ă  payer par le coupable. La responsabilitĂ© Ă©tant collective, le groupe de parents rĂ©unit, la plupart du temps, la somme Ă  verser. Les sanctions d’ordre surnaturel sont un dernier recours, fortement dissuasif : celui qui, lors d’une kris, pĂŞtre serment et se rend coupable de parjure sera l’objet d’un terrible châtiment. Chacun de ces sanctions est en elle-mĂŞme une sanction sociale, car accompagnĂ©e de la rĂ©probation du groupe : rĂ©probation de la communautĂ© toute entière pour la vica (famille Ă©largie) qui s’est rendue coupable d’un acte dĂ©sapprouvĂ© par les Rom, rĂ©probation et honte de la vica pour une partie d’elle-mĂŞme, famille restreinte, qui par sa conduite, ou la conduite de l’un de ses membres, la dĂ©shonore aux yeux de tous. La plus dure des sanctions : l’impuretĂ© Mais si le dĂ©saveu du groupe, quel qu’en soit le degrĂ©, est une sanction qui ne manque pas de force extrĂŞme : le fait de rendre un idividu impur (marimĂ©) le bannit de la communautĂ©. C’est le châtiment le plus dur qui soit : l’individu n’existe que par ses relations avec les autres, et le bannir, l’exclure du groupe, c’est couper ces relations et donc, pour l’individu, une mort sociale et psychologique. Pour qu’un homme soit marimĂ©, il suffit que sur ordre de la kris, une femme lui jette un morceau de sa jupe (pièce de vĂŞtement Ă©minemment impure) au visage (lieu par excellence de puretĂ©, Ă  protĂ©ger de toute souillure). Dès lors, ni sa femme, ni sa mère, ni ses proches ne pourront l’approcher, car, par contamination, celui qui se rendrait coupable de cette frĂ©quentation deviendrait impur Ă  son tour. Il arrive, comme la responsabilitĂ© d’un acte est ressentie collectivement, que toute une famille soit marimĂ©, ainsi "exilĂ©e" et sans contact avec les Rom. Etre marimĂ© peut ĂŞtre provisoire, car un homme peut se trouvre souillĂ© par accident, sans en ĂŞtre fautif (par exemple s’il a manipulĂ© des objets impurs de façon accidentelle) ou sans grande consĂ©quence (par exemple si un homme tente de sĂ©duire une femme de façon trop pressante, celle-ci peut se dĂ©fendre en le souillant par le contact de sa jupe). Il se peut qu’après dĂ©cision de justice, il soit rĂ©habilitĂ©, et donc que son Ă©loignement soit provisoire. Mais le cas est rare et la rĂ©habilitation est souvent de pure forme. Car, au fait d’avoir Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© impur par la kris s’ajoute la nĂ©cessitĂ©, en Ă©tant banni, de frĂ©quenter des Gadge (les non-tziganes) pour s’alimenter, se marier, etc. Le contact prolongĂ© avec les GadgĂ© laisse des traces indĂ©lĂ©biles. Il est donc difficle de se refaire une place au sein des Rom, d’autant plus que la honte demeure, que la perte de respect est durable".


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Mots-clés Contrôle social - Justice - Justice communautaire - Mode de règlement de litiges - Organisation communautaire - Pluralisme juridique - Production de droit - Régulation sociale - Résolution des conflits - Société - Tzigane -

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